5 - Le passeport

 

La navigation était impossible sans passeport. Chaque nation maritime voulait reconnaître sur les eaux, ses amis, ses ennemis et les neutres. « De tout temps, écrivait Dey Muhammad à Rouillé le 1er décembre 1749, ça a été la règle parmi nos capitaines qu’il est impossible de laisser aller un bâtiment marchand rencontré sans avoir examiné son passeport. »

 

Voyager sans ce document, c’était s’exposer au pire des risques. En 1692, le vaisseau français « De La Roche » s’empara d’un petit bâtiment algérien dont l’équipage fut envoyé à Toulon. Louis XIV avait estimé que la prise était bonne « puisque le navire n’était pas muni d’un passeport du consulat de France, suivant le traité[1]. » Les Algériens capturèrent, en 1814, le navire espagnol « San José » parce qu’il ne portait ni signe ni le Royal passeport.

 

De leur côté, les Raïs algériens se plaignaient souvent des capitaines français qui ne se laissaient pas visiter parce qu’ils n’avaient point de passeport de l’Amiral, ou que leur document avait bien expiré.

 

Pour freiner les contestations qui alourdissaient le contentieux, on faisait parvenir à Alger, des modèles de passeports.

 

Le 28 octobre 1751, un paquebot anglais amena ces nouveaux documents et que la Grande Bretagne devait donner à ses bâtiments[2]. Les archives du consulat de France à Alger nous ont conservé une demande du consul invitant le chancelier à payer, au grand écrivain de la Régence, le prix des passeports expédiés par le Dey « destinés aux bâtiments employés pour le service des troupes du Roi qui sont en Corse[3]. »

 

Les envois de modèles se faisaient régulièrement. En 1760, on en réclama vingt « pour être remis aux corsaires d’Alger[4], » ce qui prouve, encore une fois, que la course et le contrôle d’Alger étaient reconnus.

 

Ces expéditions étaient entourées de précautions que n’expliquent que les vicissitudes de la navigation à l’époque : « ...J’enjoins ici, dit un responsable au consul, une vingtaine que vous recevez par duplicata. Dans un autre paquet, j’ai jugé cette précaution nécessaire à cause des risques actuels de la mer et en cas qu’un des deux envois vint à manquer. »

 

Avec le changement de régime en France, il fallait prévoir, pour prévenir des incidents, l’envoi à Alger, de nouveaux spécimens de passeports. C’est ce que fit le Ministre des Affaires Etrangères, Le Brun. « Je m’empresse, écrit-il à MM. du Commerce, de vous annoncer, citoyens, que je fais passer à Toulon, les paquets qui contiennent le modèle des nouveaux congés maritimes dont la délivrance aux bâtiments de commerce doit avoir lieu au 1er juin prochain. J’en adresse un nombre suffisant à chacun de nos consuls, auprès des puissances de Barbarie et je les chargerai d’en faire la notification[5]. »

 

Une fois parvenus à Alger, le chancelier remettait aux Raïs un exemplaire imprimé en blanc des passeports délivrés dans les ports de France aux navires marchands. Le but de cette opération consistait à donner aux corsaires, les moyens de constater l’identité des bâtiments arrêtés par eux et qui se disaient français. On confrontait alors les deux documents.

 

Cependant, la détention d’une telle pièce n’excluait pas les incidents. Il y avait parfois, quelque différence entre les expéditions faites aux amirautés et les modèles dont les Raïs algériens étaient munis. D’où les nombreux motifs de discussions aboutissant la plupart du temps à l’arraisonnement des bateaux. Il arrivait aussi aux capitaines européens de confondre le passeport de l’Amiral avec de simples certificats délivrés par les consuls de la nation en poste dans l’Empire ottoman, et qui ne prouvaient rien aux yeux des Algériens.

 

Pour le Dey, le passeport était une chose trop importante et ni le doute, ni la ruse et ni la mauvaise foi ne devaient y suppléer. En mars 1791, on présenta à Alger, le nouveau pavillon français. Le Dey promit de faire respecter le nouveau drapeau par ses marins « pourvu, dit un rapport français, que nos bâtiments fussent munis de passeports en règle[6]. » Aux yeux du Dey, la légitimité de la navigation tenait moins au pavillon qu’à la régularité du passeport.

 

Une autre source de malentendus, toujours au sujet des passeports, était la langue dans laquelle étaient rédigés ces documents. La plupart des Raïs ne lisaient pas le français ou l’anglais. En réponse à une lettre de Napoléon, protestant contre l’arraisonnement de deux bricks français, le Dey Mustapha Pacha dit : « Je vous avertis que mes Raïs ne savent pas lire les caractères européens. Ils ne connaissent que le passeport d’usage et pour ce motif, il convient que les bâtiments de la République Française se fassent quelque signal pour être reconnus par mes corsaires[7]. »

 

Il n’y avait pas que la non possession ou la non-conformité qui amenaient le navire à l’arraisonnement. Le trafic des passeports irritait à l’ extrême les dirigeants d’Alger. Ils y voyaient une atteinte grave à leurs intérêts.

 

Le Dey délivrait au commerce français un certain nombre de passeports, conformément aux dispositions des traités. Or, il arrivait qu’on en prêtait à des navires italiens ou autres, ce dont le gouvernement algérien se plaignait toujours. La paix existait entre les deux pays, la France n’avait pas à couvrir des bâtiments étrangers. Sur ce point, deux thèses s’affrontaient :

 

- Pour la Régence, dans le traité de 1666, les Algériens n’ayant renoncé à leur droit de visite qu’en faveur des bâtiments français, il importe que les autres navires ne s’abritent pas sous le pavillon de France. Il fallait veiller donc à ce que les congés délivrés dans les ports français marquent sans équivoque, la nationalité des vaisseaux.

 

- Pour la France, cette clause était humiliante en vertu d’un vieux privilège, restauré par Henri IV. La Porte admettait que tout navire chrétien, fut-il espagnol ou toscan, était à couvert s’il abordait la bannière fleurdelisée. Et comme Alger n’était pas La Porte...! L’usurpation du pavillon français par des étrangers était jugée, ici, avec beaucoup de rigueur.

 

Les passeports français se vendaient publiquement en Hollande[8]. Des Hollandais,     pris par des Algériens « ont tous donné avoir des passeports de M. Amiral [de France] ce qui est préjudiciable à la nation et au service du Roi, » confirmait une note de Seigneley. Les passeports étaient aussi délivrés abusivement par les consuls[9].

 

Les capitaines européens brouillaient les cartes ; aux Raïs d’Alger donc, de les débrouiller. Rentrant d’une croisière, un Raïs déclarait qu’une polacre anglaise, venant de Mahon, s’empara d’une tartane française, dans le port de Bône (‘Annâba) où elle chargeait du blé. La polâcre était montée par un génois et quarante hommes d’équipage, dont la plupart, sujets de la république. Le capitaine naviguait à la faveur de deux passeports, l’un de Gênes, l’autre de Mahon « desquels il se servait alternativement suivant les circonstances[10]. »

 

Un des principaux centres de trafic de passeports était Livourne. Falsifications de documents, faux en écriture, substitution de noms et de qualités, tout se pratiquait, moyennant de l’argent. Une lettre de Livourne fait savoir que « plusieurs bâtiments de Vénitiens, chargés de blé, venant de Levant, ont des polices pour Livourne qu’ils changent ensuite pour Lisbonne et pour Barcelone[11]. »

 

Le Dey Muhammad ibn Bâkir fit connaître à Maurepas, Secrétaire d’état à la Marine, le 4 novembre 1748, l’incident suivant : « L’un (de nos navires) rencontra une barque avec pavillon et passeport de France sur laquelle, ayant eu quelques soupçons, il la conduisit ici, où elle fut examinée par les anciens en présence de votre consul. Elle fut reconnu génoise et son passeport faux, ce qui la fit confisquer[12]. »

 

Le Raïs Sulaymân, ancien capitaine du port, arrêta en 1788, sur les côtes d’Espagne, une tartane française chargée de tabac. Quel ne fut pas son étonnement de constater que, le commandant en était génois et l’équipage vénitien et ragusin. Le passeport délivré au commandant, daté du mois d’août 1788, portait la mention « appelé à s’établir à Port Vendres. » La tartane fut déclarée bonne prise, « car le passeport a été donné bien légèrement par le commissaire de port Vendres[13]. »

 

Plusieurs tentatives furent entreprises afin d’enrayer le trafic. Pour calmer les protestations des Algériens et les inquiétudes de la « nation française, » on prenait, outre- Méditerranée, et de temps à autre, quelques décisions qui ne répondaient pas toujours à l’attente des responsables d’ici.

 

Seigneley, dans une lettre au consul Piolle, lui recommande de « faire connaître aux puissances d’Alger, que Sa Majesté emploie toutes sortes de moyens pour empêcher que les étrangers ne se puissent mettre à couvert par l’usurpation du pavillon français et pour châtier sévèrement ceux qui la favoriseraient, ce que vous leur pouvez justifier par l’ordonnance du 22 octobre 1686[14]. »

 

Quand les Français s’emparèrent, en mai 1756, du fort Saint Philipppe de Minorque, ils s’y trouvèrent un grand nombre de passeports en blanc, dont il avait été fait provision auprès du secrétaire du gouvernement de Minorque et de Gibraltar, afin d’être utilisés en Méditerranée. Les Français contresignèrent ces documents et les vendirent aux Sardes, Génois, Napolitains et Espagnols qui entreprirent de naviguer sous les couleurs britanniques. La Méditerranée se trouva ainsi sillonnée, sans grand risque, par les ennemis de la Régence[15]. Il arrivait aux Raïs de rencontrer des équipages basanés et moustachus mais ne parlant point l’anglais...

 

Après chaque incident en mer, on s’efforçait de cerner davantage les difficultés. C’est ainsi que lors de la capture par les Algériens de la corvette Le Gerfault, la cour de Versailles fit parvenir au consul De Kercy les directives suivantes : « J’ai recommandé, dit l’expéditeur, circulairement à toutes les Amirautés du Royaume, la plus scrupuleuse attention à ne délivrer à nos navigateurs que des passeports régulièrement conformes et intacts quant à leur forme... Je ne doute point que le vélin qui, par sa nature est moins susceptible d’accidents que le papier, ne soit préférable à ce dernier pour la principale pièce de bord de nos bateaux. »

 

L’Angleterre recourut à une expédition : une pièce appelée passavant, signée du gouvernement anglais de Minorque, portait le seau de ses armes en cire rouge.

 

Mais l’indiscipline, la cupidité et les défis dont faisaient preuve bon nombre de capitaines amenèrent Alger et Paris à signer la convention du 29 mars 1790.

 

La lettre circulaire du comte de la Luzerne aux Chambres de Commerce du royaume, datée du 20 avril de la même année, nous en donne le résumé : « La condition principale de ce traité est l’observation exacte des règles relatives à la légalité du pavillon et la promesse formelle de ne point accorder de passeport français à des navires étrangers. Sa Majesté n’a point hésité à accepter une condition si juste et si conforme aux intérêts de notre navigation. Il sera prescrit en conséquence, aux officiers de l’Amirauté et aux Commissaires des classes, d’exécuter, scrupuleusement, tout ce qui leur est prescrit concernant la délivrance des congés et des rôles, l’examen des titres de propriétés des navires et la composition des équipages. Vous êtes sûrement aussi persuadés que moi, de l’utilité de ces précautions qui ont pour objet d’assurer, aux Français seulement, les avantages de la navigation nationale et qui sont absolument nécessaires pour la sûreté du commerce dans la Méditerranée[16]. »  

 

Cependant, si le contrôle était souvent à l’origine des heurts ou des plaintes de capitaines peu coopératifs, il y eu des occasions où les Raïs surent se montrer magnanimes.

 

Le Chevalier d’Arvieux[17] eut à le constater et en fit part à la Chambre de Commerce de Marseille : « Vous savez déjà MM. de quelle manière ces corsaires en usent envers nos bâtiments qu’ils trouvent en mer. Rendez leur justice là-dessus et faites maintenant ce que vous trouverez bon pour le bien de public [...] Ils usent très bien aussi avec tout ce qu’ils trouvent de français[18]. »

 

Plus d’une fois, la souplesse des contrôles était justifiée par des situations inattendues : un voyage trop long, une bonne foi certaine, un arrangement... et le capitaine pouvait continuer sa route !

 

Un navire d’Alger rencontra un vaisseau français venant des îles d’Amérique. La visite se déroula dans l’amitié. L’équipage fut bien traité, malgré la présentation d’un congé « de la plus ancienne formule. » Aux remarques qui lui furent adressées, le capitaine affirma qu’on ne distribuait point de nouveaux congés en Provence, lorsqu’il en partit pour entreprendre ce long voyage. Il fut autorisé à poursuivre son chemin[19].

 

6 - La marchandise à bord

 

Il était donné aux Raïs, lors des contrôles, de découvrir sur des navires amis des chargements ennemis. Des bateaux français transportaient des marchandises italiennes. Mais il y avait un principe accepté par la plupart des nations et auquel Alger avait souscrit : « Le pavillon ami couvre marchandises et passagers ennemis, » devenus : « Le pavillon ami sauve la marchandise ennemie. »

 

En 1747, une tartane française, conduisant de Barcelone à Oran soixante-dix soldats de recrues, fut prise et conduite à Alger. Le consul Thomas fit des représentations et on restitua le navire ainsi que les passagers et le chargement. La décision du Dey fit sensation à l’intérieur et à l’extérieur du Pays. L’on ne croyait pas qu’il ait jamais relâché des soldats destinés à la garnison d’Oran[20].

 

 « Les Algériens n’enlèvent jamais sur les vaisseaux français les effets de leurs ennemis soit Italiens, Espagnols ou Maltais. » Reconnaît un document de l’époque[21]. En contrepartie, le pavillon français devait leur répondre de tout ce qui était embarqué pour leur compte.

 

Les faits devaient parfois les décevoir. Deux violations des traités par l’Espagne, en 1775, firent couler beaucoup d’encre.

 

A - L’affaire du brigantin « Le Barthélémy. »

 

Le capitaine Jaufret, d’Agde, commandant le dit brigantin, venait de Tripoli, via Malte. Arrivé à Barcelone, avec un chargement d’orge, un coup de main espagnol l’attendait. Parmi les passagers du brigantin, il y avait cinq musulmans : Mamet de Candie, Baba Hamet et Baba Caneni de Smyme, Quara Mamet d’Alger et ‘Alî de Tripoli. C’étaient des subrécargues, mais inscrits et tous leurs papiers en règle. Ils furent cependant arrêtés « et conduits dans la prison la plus dure de la ville. »

 

Le consul obtint, par ses instances, la remise du bâtiment, du chargement et des papiers, mais ne réussit pas à faire libérer les cinq malheureux. « Ils sont toujours enfermés, dit un mémoire pour le Conseil du Roi (de France), dans les prisons et où le sieur Aubert, consul de France, cherche à les consoler de leur détention autant qu’il peut dépendre de ce consul. »

 

L’acte fut jugé à Paris, « attentatoire à l’honneur du pavillon et contraire au droit des gens. Les Espagnols n’ont rien respecté dans cette entreprise, la passion la plus vive les a aveuglés. Ils se sont transportés sur le bâtiment contre les prescriptions d’une convention franco-espagnole et sans la présence du consul.» L’arrestation des cinq passagers fut stigmatisée avec force : « Le droit des gens, la foi des traités, l’usage constamment suivi en Europe et dans la Méditerranée» devaient les mettre à l’abri de cette violence. Les traités entre états ont toujours prescrit que le pavillon ami sauve la marchandise et les passagers ennemis[22].

 

Les Algériens étaient fondés à regarder la garantie du pavillon comme un droit assuré par les traités avec les puissances de l’Europe. Comme ils l’avaient de tout temps respecté, ils en espéraient la réciprocité. Même les Espagnols avaient bénéficié de cet avantage et, en mer et dans les ports de la Régence. Leurs marchandises embarquées sur des bateaux français ne furent jamais inquiétées par les Musulmans. Lors des contrôles de navires français, les passagers espagnols ne subirent aucune violence.

 

Dans cette affaire, les Français craignaient, avant tout, les représailles qui « seraient d’autant plus fondées que les Barbaresques pourraient faire aux Européens le reproche de leur avoir donné l’exemple d’une pareille infidélité[23]. »

 

B - L’affaire de la « Septimane. »

 

1775 ! La tension avec l’Espagne était à son comble. La Régence s’attendait à une agression et réclamait à La Porte des armes et des munitions.

 

On affréta un bâtiment français, pour 6.000 livres, afin de faire le voyage à Constantinople. En septembre, la « Septimane » arrivait à Alger.

 

Pour dérouter les agents espagnols, on fit courir le bruit que le navire allait emmener un ambassadeur algérien et sa suite puis le ramener avec les présents du Sultan[24]. Seul, le consul de France, de La Vallée, était mis au courant du vrai but du voyage[25].

 

La France avait ses raisons de ne pas décevoir le Dey : il y avait les intérêts des Français établis à Alger et dans le Bastion, l’intérêt du commerce et de la navigation en Méditerranée, le devoir de ménager un Dey « juste, ferme et courageux, ami de la France et rebut « par les Anglais. » Un parti pro-anglais s’agitait à Alger, pour qu’on fasse appel aux Atv1 et leur donner ensuite les établissements exploités par les Français sur la côte est du pays.

 

Mais la France ne voulait pas indisposer l’Espagne ! Quel choix prendre, s’il ne faut perdre ni Alger ni Madrid ? On pensa recommander au chevalier de Saint Priest, ambassadeur à Constantinople, de s’opposer à l’embarquement des armes. Pouvait-il le faire[26] ? Le commandant du navire refusa pareil chargement qui n’était pas à dédaigner[27]. Sous la pression de Constantinople, le capitaine se laissa faire et s’engagea à garder le secret. Fallait-il escorter le navire par des bâtiments du Roi ? C’était éveiller l’attention ! Mais si les Espagnols confisquaient la cargaison, il fallait la payer aux Algériens ou entrer en guerre avec eux[28]. Cependant M. de Sartine avait tout prévu : si le bâtiment était arrêté, le Dey ne réclamera rien à la France.

 

Ce qu’on craignait arriva malgré toutes ces mesures. Entre Tunis et Alger, deux frégates espagnoles arrêtèrent le vaisseau et le conduisirent à Carthagène[29].

 

7 - Musulmans à bord des bâtiments anglais.

 

Dans les longues rivalités opposant Anglais et Français, les Algériens se trouvaient, malgré eux, exposés aux risques et aux dangers.

 

Leur présence sur les navires des uns ou des autres leur causaient souvent des préjudices, même quand ils avaient de bons rapports avec les antagonistes.

 

D’incident en incident, et de réclamation en réclamation, on trancha, par lettre circulaire, le cas des Musulmans se trouvant sur des bâtiments anglais.

 

S’adressant aux amirautés des ports de la Méditerranée, De Sartine rappela le fameux principe du pavillon et de la marchandise, et la nécessité de ne pas toucher aux biens des Algériens. « Vous n’ignorez pas, dit-il, Messieurs, que nos capitulations et nos traités avec le Grand Seigneur et les princes de Barbarie ont consacré la maxime que « la marchandise amie ne perd point cette qualité sur un vaisseau ennemi. » Les Musulmans ont toujours observé avec fidélité cette disposition et Sa Majesté est résolue d’en maintenir l’exécution et de ne pas souffrir que ses sujets y donnent atteinte [...] Vous en joignez aux armateurs de la Méditerranée que dans le cas où ils viendraient à s’emparer des bâtiments anglais dont la cargaison appartient aux dits sujets du Grand Seigneur ou à ceux des Etats de Barbarie, ils aient à conserver intacte la cargaison entière ou la partie appartenant aux dits sujets et Etats[30]. »

 

8 - Nationalité des gens à bord.

 

Deux surprises attendaient les Raïs lors des contrôles de navires étrangers en mer : des Français sur des navires ennemis et des étrangers ennemis de la Régence avec passeports français. Il ne s’agit pas d’innocents voyageurs couverts par le principe dont nous avons parlé, mais de soldats et de matelots.

 

a) Français sur des bâtiments ennemis :

 

Beaucoup de Français servaient, par idéal ou intérêt, sur des navires ennemis de la Régence. Au contrôle, ils se faisaient passer pour des passagers. Loin de tomber dans le piège, les Raïs, informés ou apprenant sur place la vérité, avaient la preuve tangible de la violation des accords[31]. »

 

Les protestations d’Alger firent prendre à la Cour de Versailles certaines décisions.

 

Après l’aventure du Jijel en 1664, les négociations de paix traînaient en longueur, en partie à cause de ce différend. Aussi, en 1666, Colbert facilita-t-il les choses à Trubert en lui annonçant : « Dans peu, il sera expédié une déclaration du Roi pour rappeler tous les matelots français employés au service des princes étrangers. Et l’on évitera autant qu’il se pourra qu’aucun sujet de Sa Majesté ne s’embarquera sur des vaisseaux des nations avec lesquelles ceux d’Alger sont en guerre, qui cependant exécuteront, je m’assure de bonne foi le traité[32]. »

 

Effectivement, un ordre du Roi déclarait « que ses sujets matelots pris sur des vaisseaux étrangers par des armateurs d’Alger et de Tunis ne seront pas rachetés des deniers de son épargne[33]. » L’ordre du Roi resta lettre morte. Aussi, le Dey Hadj Muhammad lança-t-il à Louis XIV cet avertissement le 23 septembre 1674. « Nous vous avertissons aussi que vos sujets naviguent avec les vaisseaux de Livourne, de Gènes, de Portugal, d’Espagne, de Hollande et de Malte. Si nous les trouvons dans les navires de nos ennemis, nous les prendrons, parce qu’ils se battent contre nos gens et en blessent et en tuent... nous ne les considérons plus comme vos sujets...»

 

Cependant, malgré ces dispositions, les Raïs mettaient la main lors des vérifications, sur des Français au service de l’ennemi. Les preuves furent si convaincantes que le consul d’Arvieux devait avouer : « Je suis toujours aux prises avec les puissances de ce pays sur le chapitre des Français qu’on prend avec les bannières de leurs ennemis[34]. » Et le problème eut droit à une clause lors de la signature du fameux traité de 1689.

 

L’article III précise que « tous les Français qui se trouveront dans les vaisseaux de guerre ennemis d’Alger et qui seront mariés et habitués aux terres des dits ennemis, étant pris dans tels vaisseaux, seront déclarés esclaves comme ennemis. »

 

Sur les galères napolitaines ou sur les bâtiments génois capturés par les Raïs, il y avait presque toujours des sujets de Sa Majesté[35]. Chaque crise entre la Régence et la France se terminait par des négociations lesquelles abordaient le problème de ces marins ou soldats au service de l’ennemi.

 

Le traité de 1801, reprend ce problème : « Les Français saisis sous un pavillon ennemi de la Régence, ne pourront être faits esclaves quand même les bâtiments sur lesquels ils se trouveraient se seraient défendus, à moins que, faisant partie de l’équipage ou soldats, ils ne fussent pris les armes à la main[36]. ».

b) Etrangers avec passeports français :

 

Des matelots ou des agents d’un autre pays se faisaient remettre des passeports supposés qui leur permettaient de se faire passer pour des Français.

 

La rupture entre la Régence et la France en 1760 était due à un incident qui peut paraître banal, mais qui était jugé, à l’époque, d’une gravité exceptionnelle. Le sieur Philippe de La Pierre fut capturé sur un navire espagnol, muni d’un congé délivré par l’Amirauté de Marseille. Le consul de France l’ayant réclamé, le Dey opposa un refus. On alla aux renseignements et on apprit alors que ce faux Français était un vrai Espagnol, pilote, du nom de la Pedra.

 

Le Dey avait sans doute ses raisons quand il refusa de délivrer des passeports pour deux bateaux caprayois destinés à faire le trajet de Corse en Italie pour le service du Roi... à moins qu’ils ne fussent commandés par un Français[37].

 

Que de fois pourtant, on avait interdit aux consuls et aux négociants français fixés à Gênes ou à Livourne « de favoriser les mascarades des Italiens, propriétaires des bâtiments et chargements que l’on envoie en Turquie et ailleurs comme appartenant à des sujets du Roi à la faveur d’un capitaine et d’un petit nombre de matelots français que, par l’autorité d’un consul, on fait embarquer sur ces bâtiments[38]. »

 

9 - Collusion avec les ennemis d’Alger.

 

Les relations entre la France et l’Ordre de Malte étaient très étroites. Aussi, l’appui militaire à la petite île était acquis de longue date. Cette aide servait à combattre les Musulmans en général et les Maghrébins en particulier. Des lettres patentes autorisaient le grand maître à construire des galères à Marseille ou à faire venir de France des mâts, des vergues et autres pièces pour ses bâtiments[39].

 

Sous le pavillon de Malte, de nombreux Français furent engagés contre les Musulmans. Citons entre autres, le chevalier Paul et le bailli Suffren. La noblesse de Provence fournissait régulièrement d’importants contingents de chevaliers. L’ordre bénéficiait d’une implantation logistique appréciable.

 

A la bataille des Dardanelles, en juin 1656, c’est un Français qui engagea l’action sous un pavillon étranger. Le chevalier Paul participa à plusieurs coups de mains et transporta en Crête les troupes d’Almérigo de Modène en 1660. De nombreux capitaines de vaisseaux renforçaient les effectifs maltais. Inversement, lors de l’attaque de Jijel (1664), on y trouvait des chevaliers de Malte.

 

En mer, une entente et une assistance entre les deux marines avait pu causer des torts à la marine d’Alger. En 1728, une galère d’Oran fut repérée par un vaisseau du Roi, sur les côtes d’Espagne. Le capitaine de ce vaisseau la signala à des corsaires maltais qui en étaient à quelque distance.

 

L’équipage, vingt-six hommes, après avoir été conduit à Malte, fut envoyé à Marseille pour servir sur les galères du Roi, « à l’exception de deux qui sont restés à Malte. Le Raïs fut interrogé à Marseille[40]»

 

Mazarin laissa recruter, par des agents vénitiens, plusieurs centaines de marins français et donna de quoi équiper une douzaine de vaisseaux. Il livra au consul de Venise : quatre brûlots de l’arsenal de Toulon en 1645. L’escadre de F. de Nucheze combattait sous la bannière de cette république, en 1646[41].

 

Les Vénitiens trouvaient en France les fournitures militaires et le matériel naval qui leur manquait. L’arsenal de Toulon construisait pour eux des chébecs. Le duc de Praslin voulait faire croire qu’il ne s’agissait nullement d’un armement en guerre, et suggérait au consul « de ne pas se préoccuper des réclamations que les Algériens pourraient adresser à la France à cet égard[42]. »

 

Concernant Oran qui fut reprise en 1732 par les Espagnols, les Algériens se plaignaient également de l’appui français en troupes et en matériel.

 

Entre 1732 et 1734, trois bâtiments français furent pris en mer par les Algériens. Ils portaient des secours. Le premier fut conduit à Alger, le 25 octobre avec un chargement de matériaux et provisions[43]. Le second portait des munitions. Il fut à son tour ramené à Alger. Le troisième, quant à lui, était muni d’un passeport pour Gibraltar, mais il se rendait à Oran.

 

La réaction du Dey fut prompte et prit deux directions : les démarches diplomatiques et l’action corsaire.

 

Ibrâhîm Dey protesta auprès du Comte Maurepas, secrétaire d’Etat français à la Marine. « Il est vrai, lui dit-il, que pendant le siège d’Oran, un de nos corsaires ayant rencontré une tartane française chargée de chaux et d’autres choses propres à bâtir et sur laquelle était embarqué le chevalier d’Aregger la prit et la conduisit à Alger; que les papiers de la tartane et, en particulier, de ce chevalier ayant été examinés, il fut reconnu qu’elle allait à Oran, qu’ensuite, ce chevalier ayant été interrogé en présence de votre consul, répondit qu’il allait à Oran rejoindre sa compagnie [,] nous avons pris plusieurs esclaves d’Oran qui tous se sont trouvés français...

Si vous désavouez les faits, nous vous répondrons qu’il est impossible qu’un si grand nombre de troupes avec leurs officiers bien armés soient passés au service d’une puissance étrangère sans la participation de leur prince ou du moins de leur ministre[44].

 

Au consul Lemaire, le Dey lança ce défi : « Je suis prêt à faire ce qu’il faut pour me défendre ! »

 

Les opérations de course reprirent alors. Un bâtiment français fut capturé à Salé. Il était chargé de denrées pour Lisbonne et Cadix. Et une tartane génoise prise devant Fréjus[45].

 

L’ambassadeur de France à Constantinople, M. de Villeneuve, porta à la connaissance du Grand Vizir l’action des Algériens en Méditerranée. Il saisit également la présence, à Istambûl, du Grand Muphti d’Alger pour lui demander son concours. Mais au sujet des Espagnols envoyés à Oran sur des bâtiments français, le Muphti répondit qu’il s’agissait bien de soldats avec des armes et des munitions de guerre destinés à renforcer une place ennemie. Ils étaient donc de bonne prise suivant l’usage observé, même parmi les chrétiens[46].



[1] A.N.B2/87 (1692), Lettre au sieur Dusault, Sur le défaut de passeport, A.G.G. A., Série A (1 A 73 n° 1335).

[2] A.C.C.M. Série 1365, Lemaire, Journal.

[3] A.G.G.A. Série A (1 A 67), Alger, 22 juin 1758. Cinq modèles avaient coûté 375 pataquès.

[4] A.N.Aff.etr. B1/5, Lettre du 7 janvier 1760.

[5] A.C.C.M. Série B/88, Lettre du 3 mai 1793.

[6] A.N.Aff.Etr. B 1/5. Lettre du 7 janvier 1760.

[7] Leynardier, Histoire de l’Algérie, p. 117.

[8] A.N.Marine B7/5 f° 25 v°.

[9] (33): A.N.Marine B7/58, f° 491-492-513.

[10] A.N.Aff.Etr. B III - 303, cahier 101.

[11] A.N.Marine B7/9, f° 32, Lettre du 23 mars 1711. 

[12] Plantet, Correspondance, II, pp. 202-204.

[13] Venture de Paradis, Alger, R.A., 1895, p. 310.

[14] A.N.Marine B7/58, f° 514.

[15] Playfair, Episodes, R.A., 1878, p. 427 ; Berbrugger, Un Consul à Alger au XVIIIème. Bruce, 1763-1765, R.A., 1862, pp. 332-348.

[16] A.C.C.M. Série 1875. La convention fut signée à Alger par Senneville.

[17] D’Arvieux fut consul à Alger en 1674-1675.

[18] A.C.C.M. Série J 1875, Lettre du 16 janvier 1675.

[19] A.N.Aff.Etr. B III -41 (1718).

[20] A.N.Aff.Etr. B III - 303, cahier 101.

Les soldats espagnols ramenés à Alger déclarèrent au sieur Vidal de Narbonne, commandant du navire qu’ils étaient résolus à embrasser la religion musulmane plutôt que de se rendre à leur destination (Oran). Malgré ce pieux projet, le Dey, en vertu de ce principe, les fit embarquer.

[21] A.N.Aff.Etr. B III - 10, f° 24.

[22] A l’exception toutefois des marchandises de contrebande et des gens armés.

[23] A.N.Aff.Etr. B III -11, N° 37, p. 92 (1775).

[24] Le transport des munitions de guerre considérées comme effets de contrebande était proscrit. C’était un principe de politique et de droit des gens.

[25] Pour acheminer des armes, le Dey fit appel aux Fiançais et pas aux Anglais. L’amitié franco- algérienne, à cette époque, était solide et mutuellement bénéfique. Les relations entre les deux pays n’avaient jamais été aussi bonnes.

[26] En 1766, le Comte de Nergennec, avait bien tenté, lui aussi, de s’opposer à la décision du Sultan d’envoyer des bombes et des grenades à la Régence. Le capitaine français, nolisé pour tout autre chose, s’y refusa, mais la Porte exigea l’embarquement.

[27] Il s’agissait de 5.000 quintaux de fer en barre, 82 mâts, 500 quintaux de fil pour cordage, 4.200 pièces de toile à voile. L’envoyé algérien n’était autre que Wakîl al-Hardj Hasan.

[28] Une lettre chiffrée de M.de Sartine à de La Vallée : Le Roi autorise le chargement, en fermant les yeux sur cette opération. M. de Saint Priest doit presser le retour du bâtiment, recommander au capitaine de mouiller à Tunis. Prendre langue avec M.de Saizie « pour savoir si les atterrages sur la côte d’Alger sont libres. Prévenir M.de Saizie de ce qu’il aura à faire dans cette occasion et le tenir bien au courant de tous les mouvements des vaisseaux espagnols. Le plus grand secret est de rigueur. L’affaire est délicate... Le capitaine n’entrera à Alger qu'avec précaution et un bon vent. »

[29] Ironie du sort ! En juillet 1791, le nouveau Dey Hasan voulant affréter un navire pour transporter un ambassadeur à Istambûl afin d’obtenir l’investiture du Sultan et y ramener armes et munitions et pendant qu’on préparait une frégate à Toulon, l’Espagne se fit agréer et se chargea de la mission. La hâte des Espagnols de venir à Alger décida le Dey de ne plus attendre le bâtiment français.

Sur l’affaire de « La Septimané » : bref récit d’az-al Zahhar, Mudhakkirât, p. 34 ; Plantet, Correspondance, II, p. 329 ; Le récit avec détails : A.N.Aff.Etr. B III - 11 ff 161 à 170-177, v° f° 22.

[30] A.N.Aff.Etr. B 111-14 f° 148, Lettre du 15 juillet 1778. Archives de la Marine de Toulon, 1 A 1/86, f° 136 (1er mars 1779).

[31] Au sujet des Français pris en mer sur des navires de Livourne, Gênes ou du Portugal, voir Plantet, Correspondance..., 1,72,73,75,77,78,79.

[32] A.N.Aff.Etr. B1/115 doc. 69. Lettre du 12 novembre 1666.

[33] A.N.Marine B7/49, p. 274 (6 septembre 1666)

[34] A.C.C.M. Série 1350, Lettre du 16 janvier 1675.

[35] A.G.G. A. Série A (1 A 68), mars 1759.

[36] Article VIII du traité du 7 nivôse an X (17 décembre 1801).

[37] A.N.Aff.Etr. B III - 303, cahier 101.

[38] AN.Marine B 7/93.

[39] A.C.C.M. Série B, f° 346 v° Lettre de 1612.

[40] A.N.Aff.Etr. B III - 24, Lettre de Durand, Alger 22 mai 1729.

[41] La Roncière, Histoire, V, pp. 243- 244.

[42] A.C.C.M. Série A A/85, Lettre du 30 mai 1786.

[43] A.N.Aff.Etr. B III - 24, Lettres du consul Lemaire, 11 et 28 octobre, 10 novembre 1732.

[44] Plantet, Correspondance, II, 177-178.

Au sujet des militaires déserteurs d’Oran, Dubois-Thainville affirme que sur 105, il y avait 56 français (A.N. Aff.Etr. Mémoires et Documents, 1.14).

[45] Pour faire libéra- les passagers espagnols de la première prise, le consul B. Lemaire, proposa aux Algériens la restitution par l’Espagne des effets des sujets de la Régence ayant fait naufrage dans la baie de Gibraltar.

[46] A.N.Aff.Etr. B III - 24, f° 99 (mai 1734).